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​Tribalisme, réformes…le Cameroun débat, mais sans données!

​Tribalisme, réformes…le Cameroun débat, mais sans données!. Article écrit par Pascal Kouoh Mbongo. Publié le 2 septembre 2025à 08h00

⏱ Temps de lecture estimé : 8 minutes

Pascal Kouoh Mbongo, jurisconsulte en Affaires publiques, politiste, historien​ analyse ici ce qu’il tient pour l’une des plus importantes faiblesses du débat public au Cameroun. Les acteurs de ce débat, aussi bien les politiques que les journalistes, ne sollicitent guère des données statistiques pour étayer ou discuter telle ou telle proposition réformiste, alors que le pays est riche en chercheurs qualifiés en statistiques et en sciences sociales.. Le débat public au Cameroun est aussi bruyant qu’ailleurs. Mais la qualité générale de ce débat laisse à désirer. J’avais déjà eu l’occasion de faire ob​server que les polémiques souffrent d’un trait récurrent : la “parole sentencieuse et proverbiale” ; un mélange de “sagesse” et de formules définitives, qui produit plus de solennité que d’arguments. Loin d’enrichir la discussion, cette manière de s’exprimer verrouille souvent la discussion et dispense de la vérification factuelle. Une autre faiblesse majeure qui avait également attiré mon attention est le fonctionnement même des formations politiques et l’impossibilité de tracer la maturation intellectuelle et idéologique de leurs propositions. Les orientations apparaissent comme suspendues dans le vide, non nourries d’élaboration collective. Non seulement les présidents des partis de l’opposition donnent l’impression d’une omniscience personnelle qui les place au centre de tout, mais en plus on ne voit jamais ce que leurs propositions pourraient devenir, une fois traduites en termes légistiques. Il n’existe pas cette passerelle, si précieuse ailleurs, entre idées générales et traduction normative. ​Parler sans chiffres à l’appui À ces deux caractéristiques, j’aimerais en ajouter ici une troisième, tout aussi regrettable et intimement liée aux deux précédentes : le débat public au Cameroun est rarement assorti de données. Or l’État moderne se gouverne par les nombres, la statistique étant à la fois un outil de connaissance et un outil de gouvernement. Les chiffres servent à objectiver, à comparer, à dépasser les impressions. Mais, dans l’espace camerounais, chacun parle comme si son expérience personnelle suffisait comme preuve. Cette proposition peut être illustrée : tout le monde parle du tribalisme, mais personne n’a de statistiques à cet égard. L’affirmation récente d’Achille Mbembe concernant une “phobie des Bamilékés” est ainsi abondamment commentée, applaudie ou rejetée, mais jamais véritablement évaluée à travers le prisme d’enquêtes systématiques, de sondages ou d’analyses quantitatives. Le philosophe lui-même ne se prévaut pas de ce type de données. Mesurer le tribalisme est parfaitement possible Des méthodes existent pourtant, qui permettraient de mesurer le tribalisme en général et celui dirigé en particulier contre les Bamilékés. La première méthode est l’enquête d’opinion, avec un échantillon représentatif. Des modules spécifiques pourraient être introduits dans Afrobarometer ou dans une enquête nationale indépendante, interrogeant par exemple les perceptions de discriminations selon l’ethnie, la confiance accordée aux voisins de différentes appartenances ou les préférences en matière de mariage et de collaboration professionnelle. De tels sondages offriraient une mesure directe des attitudes sociales, permettant de dire si la “phobie” est largement partagée ou limitée à certains segments de la population. Une autre approche consisterait à analyser les actes et incidents signalés. Si la statistique policière n’existe pas en l’état, rien n’empêcherait la création d’un observatoire national ou académique du discours de haine et des violences intercommunautaires. On pourrait recenser les propos hostiles, les discriminations constatés, les litiges fonciers ou électoraux où la dimension ethnique est mobilisée, et les classer par région, intensité et fréquence. Cette base de données constituerait un matériau précieux pour dépasser les impressions subjectives.La sociologie expérimentale pourrait également être mobilisée. À travers des “tests de situation” (par exemple envoyer deux CV identiques, l’un portant un nom bamiléké et l’autre un nom d’une autre aire culturelle, pour un même poste), on mesurerait concrètement les discriminations dans l’accès à l’emploi ou au logement. De tels dispositifs ont déjà été utilisés ailleurs pour évaluer les discriminations de genre, de couleur de peau ou de religion. Appliqués au Cameroun, ils donneraient une mesure tangible de l’existence d’un biais systématique ou non. Enfin, le terrain numérique offre une nouvelle opportunité. Les réseaux sociaux regorgent de discours stigmatisants et d’attaques à caractère ethnique. À travers l’analyse automatisée de corpus (Facebook, WhatsApp, Twitter), il est possible de quantifier la fréquence des mentions hostiles, d’identifier les contextes politiques où elles s’intensifient et de mesurer leur diffusion effective. Ces données, croisées avec les sondages et les études qualitatives, permettraient de distinguer la phobie conjoncturelle – celle qui surgit par exemple dans le feu des campagnes électorales – de la phobie structurelle, enracinée dans les mentalités et les pratiques sociales. La question n’est donc pas tant de savoir si le tribalisme existe – nul ne le conteste sérieusement –, mais de comprendre ses ressorts, à quel point il structure la vie sociale et comment il varie selon les groupes. Le cas des Bamilékés, en tant que cible récurrente dans l’imaginaire national, mérite d’être étudié avec rigueur. Tant qu’on se contentera de proverbes, de sentences et d’anathèmes, on restera dans le bruit. Le plus navrant est que cette indifférence aux données ne s’arrête pas au tribalisme. Sur quelles données statistiques reposent le fameux “fédéralisme communautaire” ou la volonté de tels autres candidats d’abandonner le franc CFA ? Quel parti politique ou candidat présidentiel a jamais chiffré son programme ? Quand les candidats égrènent leurs promesses, elles ne sont jamais adossées à un calcul de coûts ni à une projection budgétaire. Et je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais vu leurs interviewers leur tenir la dragée haute sur les enjeux budgétaires de leurs programmes. Comment croire à une gouvernance responsable quand la politique elle-même refuse l’exercice élémentaire du chiffre ? D’autant plus que la compréhension statistique des finances publiques est rendue quasiment impossible au Cameroun par certaines propriétés formelles du budget de l’État (l’exécution des dépenses et des classifications budgétaires parfois incohérentes), ainsi que par l’importance des fonds hors budget (comptes spéciaux ou parallèles, ressources des entreprises publiques et des établissements publics, revenus exceptionnels ou hors circuit de l’État). Toutes choses mises par l’État en 2024 sur le compte de “limitations techniques”, après un sévère audit de la Chambre des comptes de la Cour suprême. ​Une complicité collective… alors que … Ce silence chiffré n’est pas un simple accident institutionnel. Il ressemble à une véritable communion, presque une complicité collective. L’État qui entretient l’opacité, des élites politiques trop peu formées académiquement aux affaires publiques (dans un pays où elles sont désormais enseignées en dehors de l’ENAM), des milliardaires qui prospèrent plus ou moins, sans comptes ni bilans, des universitaires médiatiques qui brillent par l’aphorisme plus que par la démonstration, etc. Tous participent à ce vaste régime de “l’anti-intellectualisme”. On se satisfait de la parole péremptoire, on se complaît dans le symbole et la formule, alors que l’exigence du gouvernement moderne est celle de la preuve, de la vérification, du chiffrage. ​le Cameroun a un fort potentiel en capabilités statistiques Ce silence est d’autant plus désolant que le Cameroun ne manque pas de ressources intellectuelles pour le briser. Localement comme à l’étranger, le pays compte des chercheurs et des praticiens capables de produire de la donnée et qui en produisent déjà. L’Institut national de la statistique (INS) ou le Bureau central de recensement et d’études de population (BUCREP) disposent de compétences, mais sont rarement mobilisés dans le débat public et souffrent d’ailleurs de la faiblesse chronique de leurs moyens. Les statistiques publiques sont notoirement limitées ou peu accessibles. De même, les départements d’études des ministères, comme les centres de recherche universitaires producteurs de données, restent en marge des discussions politiques, réduits à un rôle décoratif. Pour ainsi dire, on rêverait d’un candidat à l’élection présidentielle qui propose pour le Cameroun une révolution politique de la statistique : faire des nombres et de leur production régulière, transparente et accessible, un pilier de la vie publique..

⏱ Temps de lecture estimé : 8 minutes

Pascal Kouoh Mbongo, jurisconsulte en Affaires publiques, politiste, historien​ analyse ici ce qu’il tient pour l’une des plus importantes faiblesses du débat public au Cameroun. Les acteurs de ce débat, aussi bien les politiques que les journalistes, ne sollicitent guère des données statistiques pour étayer ou discuter telle ou telle proposition réformiste, alors que le pays est riche en chercheurs qualifiés en statistiques et en sciences sociales.

Le débat public au Cameroun est aussi bruyant qu’ailleurs. Mais la qualité générale de ce débat laisse à désirer. J’avais déjà eu l’occasion de faire ob​server que les polémiques souffrent d’un trait récurrent : la “parole sentencieuse et proverbiale” ; un mélange de “sagesse” et de formules définitives, qui produit plus de solennité que d’arguments. Loin d’enrichir la discussion, cette manière de s’exprimer verrouille souvent la discussion et dispense de la vérification factuelle.
Une autre faiblesse majeure qui avait également attiré mon attention est le fonctionnement même des formations politiques et l’impossibilité de tracer la maturation intellectuelle et idéologique de leurs propositions. Les orientations apparaissent comme suspendues dans le vide, non nourries d’élaboration collective. Non seulement les présidents des partis de l’opposition donnent l’impression d’une omniscience personnelle qui les place au centre de tout, mais en plus on ne voit jamais ce que leurs propositions pourraient devenir, une fois traduites en termes légistiques. Il n’existe pas cette passerelle, si précieuse ailleurs, entre idées générales et traduction normative.

​Parler sans chiffres à l’appui

À ces deux caractéristiques, j’aimerais en ajouter ici une troisième, tout aussi regrettable et intimement liée aux deux précédentes : le débat public au Cameroun est rarement assorti de données. Or l’État moderne se gouverne par les nombres, la statistique étant à la fois un outil de connaissance et un outil de gouvernement. Les chiffres servent à objectiver, à comparer, à dépasser les impressions. Mais, dans l’espace camerounais, chacun parle comme si son expérience personnelle suffisait comme preuve. Cette proposition peut être illustrée : tout le monde parle du tribalisme, mais personne n’a de statistiques à cet égard. L’affirmation récente d’Achille Mbembe concernant une “phobie des Bamilékés” est ainsi abondamment commentée, applaudie ou rejetée, mais jamais véritablement évaluée à travers le prisme d’enquêtes systématiques, de sondages ou d’analyses quantitatives. Le philosophe lui-même ne se prévaut pas de ce type de données.

Mesurer le tribalisme est parfaitement possible

Des méthodes existent pourtant, qui permettraient de mesurer le tribalisme en général et celui dirigé en particulier contre les Bamilékés. La première méthode est l’enquête d’opinion, avec un échantillon représentatif. Des modules spécifiques pourraient être introduits dans Afrobarometer ou dans une enquête nationale indépendante, interrogeant par exemple les perceptions de discriminations selon l’ethnie, la confiance accordée aux voisins de différentes appartenances ou les préférences en matière de mariage et de collaboration professionnelle. De tels sondages offriraient une mesure directe des attitudes sociales, permettant de dire si la “phobie” est largement partagée ou limitée à certains segments de la population.

Une autre approche consisterait à analyser les actes et incidents signalés. Si la statistique policière n’existe pas en l’état, rien n’empêcherait la création d’un observatoire national ou académique du discours de haine et des violences intercommunautaires. On pourrait recenser les propos hostiles, les discriminations constatés, les litiges fonciers ou électoraux où la dimension ethnique est mobilisée, et les classer par région, intensité et fréquence. Cette base de données constituerait un matériau précieux pour dépasser les impressions subjectives.La sociologie expérimentale pourrait également être mobilisée. À travers des “tests de situation” (par exemple envoyer deux CV identiques, l’un portant un nom bamiléké et l’autre un nom d’une autre aire culturelle, pour un même poste), on mesurerait concrètement les discriminations dans l’accès à l’emploi ou au logement. De tels dispositifs ont déjà été utilisés ailleurs pour évaluer les discriminations de genre, de couleur de peau ou de religion. Appliqués au Cameroun, ils donneraient une mesure tangible de l’existence d’un biais systématique ou non.
Enfin, le terrain numérique offre une nouvelle opportunité. Les réseaux sociaux regorgent de discours stigmatisants et d’attaques à caractère ethnique. À travers l’analyse automatisée de corpus (Facebook, WhatsApp, Twitter), il est possible de quantifier la fréquence des mentions hostiles, d’identifier les contextes politiques où elles s’intensifient et de mesurer leur diffusion effective. Ces données, croisées avec les sondages et les études qualitatives, permettraient de distinguer la phobie conjoncturelle – celle qui surgit par exemple dans le feu des campagnes électorales – de la phobie structurelle, enracinée dans les mentalités et les pratiques sociales.

La question n’est donc pas tant de savoir si le tribalisme existe – nul ne le conteste sérieusement –, mais de comprendre ses ressorts, à quel point il structure la vie sociale et comment il varie selon les groupes. Le cas des Bamilékés, en tant que cible récurrente dans l’imaginaire national, mérite d’être étudié avec rigueur. Tant qu’on se contentera de proverbes, de sentences et d’anathèmes, on restera dans le bruit.

Le plus navrant est que cette indifférence aux données ne s’arrête pas au tribalisme. Sur quelles données statistiques reposent le fameux “fédéralisme communautaire” ou la volonté de tels autres candidats d’abandonner le franc CFA ? Quel parti politique ou candidat présidentiel a jamais chiffré son programme ? Quand les candidats égrènent leurs promesses, elles ne sont jamais adossées à un calcul de coûts ni à une projection budgétaire. Et je n’ai pas le souvenir d’avoir jamais vu leurs interviewers leur tenir la dragée haute sur les enjeux budgétaires de leurs programmes. Comment croire à une gouvernance responsable quand la politique elle-même refuse l’exercice élémentaire du chiffre ? D’autant plus que la compréhension statistique des finances publiques est rendue quasiment impossible au Cameroun par certaines propriétés formelles du budget de l’État (l’exécution des dépenses et des classifications budgétaires parfois incohérentes), ainsi que par l’importance des fonds hors budget (comptes spéciaux ou parallèles, ressources des entreprises publiques et des établissements publics, revenus exceptionnels ou hors circuit de l’État). Toutes choses mises par l’État en 2024 sur le compte de “limitations techniques”, après un sévère audit de la Chambre des comptes de la Cour suprême.

​Une complicité collective… alors que …

Ce silence chiffré n’est pas un simple accident institutionnel. Il ressemble à une véritable communion, presque une complicité collective. L’État qui entretient l’opacité, des élites politiques trop peu formées académiquement aux affaires publiques (dans un pays où elles sont désormais enseignées en dehors de l’ENAM), des milliardaires qui prospèrent plus ou moins, sans comptes ni bilans, des universitaires médiatiques qui brillent par l’aphorisme plus que par la démonstration, etc. Tous participent à ce vaste régime de “l’anti-intellectualisme”. On se satisfait de la parole péremptoire, on se complaît dans le symbole et la formule, alors que l’exigence du gouvernement moderne est celle de la preuve, de la vérification, du chiffrage.

​le Cameroun a un fort potentiel en capabilités statistiques

Ce silence est d’autant plus désolant que le Cameroun ne manque pas de ressources intellectuelles pour le briser. Localement comme à l’étranger, le pays compte des chercheurs et des praticiens capables de produire de la donnée et qui en produisent déjà. L’Institut national de la statistique (INS) ou le Bureau central de recensement et d’études de population (BUCREP) disposent de compétences, mais sont rarement mobilisés dans le débat public et souffrent d’ailleurs de la faiblesse chronique de leurs moyens. Les statistiques publiques sont notoirement limitées ou peu accessibles. De même, les départements d’études des ministères, comme les centres de recherche universitaires producteurs de données, restent en marge des discussions politiques, réduits à un rôle décoratif.

Pour ainsi dire, on rêverait d’un candidat à l’élection présidentielle qui propose pour le Cameroun une révolution politique de la statistique : faire des nombres et de leur production régulière, transparente et accessible, un pilier de la vie publique.

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