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Mali : opposition en vitrine, silence en coulisses, quand les querelles politiques éclipsent les civils oubliés du Sahel

Mali : opposition en vitrine, silence en coulisses, quand les querelles politiques éclipsent les civils oubliés du Sahel. Article écrit par Mohamed AG Ahmedou. Publié le 6 décembre 2025à 10h05

⏱ Temps de lecture estimé : 7 minutes

Au Mali, la naissance de la Coalition des forces pour la République (CFR), incarnée par l’imam Mahmoud Dicko et l’universitaire exilé Étienne Fakaba Sissoko, se présente comme un sursaut démocratique face à la junte.​ militaire. Mohamed Ag Ahmedou, journaliste acteur de la société civile malienne et spécialiste des dynamiques politiques et sécuritaires sahelo-sahariennes.. Derrière le fracas médiatique, un angle mort persiste : depuis plus de deux ans, des centaines de civils touaregs, arabes et peuls meurent sous les bombardements des drones de l’armée malienne et des mercenaires russes. Aucun des protagonistes de ce renouveau politique,  ni les jeunes leaders dénoncés par Étienne Fakaba Sissoko, ni ses nouveaux alliés de la CFR, n’a jamais pris la mesure publique de cette réalité. Entre posture morale, rivalités d’ego et stratégies de légitimation, un débat se joue loin du terrain où les populations continuent de tomber. Une coalition clandestine qui promet la rupture, mais évite le cœur de la tragédie: L’annonce de la Coalition des forces pour la République (CFR), portée par l’imam Mahmoud Dicko et révélée par RFI, a été accueillie comme un tournant. En exil à Alger, silencieux depuis des années, Dicko retrouve le devant de la scène en parrainant un mouvement qui se veut non violent, clandestin et pro-démocratie. À ses côtés, l’économiste Étienne Fakaba Sissoko, passé par la prison, désormais figure intellectuelle du contre-pouvoir. Leur texte fondateur dresse un acte d’accusation clair contre la junte : « incompétence » dans la gestion militaire,  « massacres » de civils, « mensonge d’État », « mercenarisation » de la sécurité nationale. La CFR promet un retour à l’ordre constitutionnel et un dialogue national incluant les groupes armés maliens, y compris les jihadistes de Iyad Ag Ghaly et de Hamadoun Kouffa, ainsi que les indépendantistes du Front de libération de l’Azawad. Une position audacieuse, voire explosive,  dans un contexte où les autorités assimilent toute ouverture au dialogue à une compromission. Mais un détail frappe les observateurs du Nord malien. Dans cette déclaration, comme dans l’interview donnée à RFI, aucune mention directe des bombardements visant les civils touaregs, arabes et peuls, victimes quotidiennes des drones maliens et des opérations conjointes avec Africa Corps. Pourtant, l’argument est au cœur du discours public de la junte : elle mène une « guerre totale », et toute voix critique devrait, selon elle, se ranger derrière l’armée. La CFR refuse cet argumentaire, mais n’ose pas encore nommer les victimes oubliées, comme si l’évocation des atrocités du Nord risquait de fracturer une coalition encore fragile. Quand Sissoko passe à l’offensive : une tribune-manifeste contre l’opposition “sélective”: Dans une longue tribune virulente, intitulée Carnet de Sabu, épisode 140, où Étienne Fakaba Sissoko attaque frontalement le 14 Novembre dernier, la plateforme des Jeunes Leaders du Mali, qui avait organisé une mobilisation anti-junte à Bamako en mai 2025. Il accuse ces jeunes figures d’avoir « découvert le courage après cinq ans de silence ». Sa charge est totale, presque clinique : « Communiqué creux, posture molle, lucidité absente » « Ils se battent pour une place, pas pour le Mali » « Ils écrivent trois pages sans nommer Assimi Goïta » « Le patriotisme d’opérette » Sissoko s’auto désigne comme celui qui dit ce que les autres n’osent pas dire. Selon lui, « l’histoire retiendra ceux qui ont parlé pendant que le pays brûlait ». Sa plume est acérée, parfois impitoyable. Mais un paradoxe demeure : lui-même, dans cette tribune, ne cite pas une seule fois les massacres ciblant les communautés touarègue, arabe et peule, pourtant documentés par les ONG, les radios sahéliennes et les réseaux communautaires. Sissoko critique le silence moral des autres tout en laissant dans l’ombre les violences qui se déroulent loin de Bamako, dans un Mali périphérique où les victimes n’ont pas de porte-voix national. La réplique d’Hamidou Doumbia : quand l’opposition se déchire au lieu de converger: La réponse d’Hamidou Doumbia, secrétaire politique du parti dissous Yelema (Moussa Mara), est aussi tranchante que la charge initiale. Le jeune leader accuse Étienne Fakaba Sissoko : de manipuler la chronologie, d’oublier qu’il partageait leurs communiqués, d’avoir été soutenu pendant son emprisonnement,  d’entretenir une ambiguïté dangereuse sur un éventuel dialogue avec les jihadistes. « Il va falloir te ressaisir très vite », écrit-il, rappelant que pour son camp, jamais les extrémistes ne représenteront une alternative politique. La formule la plus cinglante est sans doute la dernière : « Paris regorge de spécialistes brillants. Peut-être temps d’en consulter un pour retrouver un peu de lucidité. » Cette querelle intellectuelle, qui se veut à la fois politique, morale et stratégique, révèle un fait simple : l’opposition malienne se fracture autour de ses propres ego, pendant que le pays s’effondre. Le grand absent : la réalité du terrain où l’on bombarde des civils chaque jour: Au milieu de ce duel rhétorique, un sujet demeure invisible : les populations civiles du Nord et du Centre, bombardées quotidiennement depuis plus de deux ans. Les drones turcs Bayraktar achetés par Bamako, les hélicoptères Mi-17 ressuscités avec l’aide d’instructeurs russes, et les commandos d’Africa Corps ont mené des dizaines d’opérations documentées par les communautés locales : camps nomades pulvérisés à l’aube, colonnes de réfugiés frappées en plein déplacement,  villages peuls encerclés avant des « frappes préventives », colonies touarègues accusées à tort de complicité avec les rebelles, bombardements répétitifs dans le Gourma, le Hayre, le Tilemsi, l’Azawad, cadavres de femmes, d’enfants et de bergers retrouvés calcinés.Le gouvernement parle de « neutralisation de terroristes ». Les communautés parlent de génocide déguisé.Les deux camps de l’opposition, CFR et Jeunes Leaders,  parlent… de tout sauf de cela. Ils parlent : d’élections, de Constitution, de dialogue national, de transition, de junte, d’État de droit. Mais pas d’Amassine, de Razelma, de Zouéra, de Tissikorey, d’Amaramane  des campements arabes d’Inagozmi ou du Tilemsi, des familles peules de Ténenkou, de la série noire de Léré, ni des centaines de disparus. Dans un Mali fragmenté, politiquement polarisé et territorialement fracturé, l’opposition reproduit — parfois malgré elle — le même aveuglement géographique que la capitale : ce qui se passe loin de Bamako n’existe pas vraiment politiquement. Une opposition qui parle de République, mais évite son premier devoir : protéger les vies: Le paradoxe du moment politique malien est là : la CFR propose un cadre intellectuel ambitieux, mais hésite à nommer l’ampleur des crimes commis contre certaines communautés ; les Jeunes Leaders défendent la République, mais s’abstiennent de dénoncer les exactions qui pourraient leur coûter leur viabilité à Bamako ; les figures exilées parlent plus librement, mais sélectionnent leurs indignations. Au bout de la chaîne, une simple vérité demeure : les populations touarègues, arabes et peules meurent dans un silence presque total — un silence que ne brise ni la junte, ni son opposition. La bataille des mots ne doit pas masquer la bataille pour les vies L’émergence de la CFR, la vigueur de la tribune de Sissoko, la contre-offensive verbale d’Hamidou Doumbia… tout cela signale un réveil politique au Mali, un retour du débat et des tensions intellectuelles longtemps étouffées. Mais ce réveil restera incomplet tant qu’il n’intégrera pas la réalité de la guerre menée loin des caméras, dans les espaces nomades du pays. L’histoire ne jugera pas seulement ceux qui ont parlé ou ceux qui ont gardé le silence. Elle jugera aussi ceux qui auront su, ou non, regarder les morts que l’on enterre sans nom, au Nord, chaque semaine..

⏱ Temps de lecture estimé : 7 minutes

Au Mali, la naissance de la Coalition des forces pour la République (CFR), incarnée par l’imam Mahmoud Dicko et l’universitaire exilé Étienne Fakaba Sissoko, se présente comme un sursaut démocratique face à la junte.​ militaire. Mohamed Ag Ahmedou, journaliste acteur de la société civile malienne et spécialiste des dynamiques politiques et sécuritaires sahelo-sahariennes.
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